Ponts à écureuils et tunnels sous les routes : Bruxelles chouchoute sa faune

Cet article est publié en partenariat avec la Revue Salamandre.


Bruxelles (Belgique), reportage

La lueur rose de l’aube s’étiole quand s’éteignent les lampadaires qui cernent le petit rond-point en briques. La route à double sens qui passe là sépare le parc Roi-Baudouin du parc de la Jeunesse. Ce sont les deux premiers espaces verts d’une trame végétale qui s’étale vers l’Ouest, dans le nord de Bruxelles.

Mathias Engelbeen me rejoint sur le terre-plein central, un vélo pliable à la main. Ce quadragénaire est biologiste chez Bruxelles Environnement, l’administration de la Région de Bruxelles-Capitale chargée des politiques liées à la transition écologique. « Avez-vous vu les chaussettes rouges posées sur les ampoules ? Cela sert à réduire la pollution lumineuse la nuit et à faciliter le passage de la faune entre les deux parcs. »

Ce spécialiste de la faune urbaine connaît comme sa poche la ceinture verte qui borde le centre-ville de la capitale belge, une agglomération de 2 millions d’habitants qui déborde sur les régions voisines des Flandres et de Wallonie. Depuis des années, la Région de Bruxelles est à la pointe pour végétaliser son aire urbaine et relier ses espaces verts par des corridors. De 2021 à 2023, la métropole était d’ailleurs membre du programme européen Life Urban Greening Plans, dont l’objectif était de verdir cinq villes du continent tout en développant des solutions réplicables.


Bruxelles bénéficie de la présence toute proche de l’une des plus vastes forêts périurbaines d’Europe, le massif de Soignes, situé au sud de la ville.
Flickr / CC BYNCND 2.0 / Jean-Paul Remy

Dans le parc Roi-Baudouin, nous longeons le ruisseau Molenbeek. Au bord de l’eau, une roselière a été plantée et offre un refuge à une abondante biodiversité aquatique. Une centaine de mètres plus loin, un plan d’eau artificiel est connecté au ruisseau. Une poule d’eau émerge de la brume. À côté, un talus verdoyant donne du relief au parc. « Avant, cette butte était pavée », dit Mathias Engelbeen. Plus largement, c’est toute la zone qui avait failli être recouverte de goudron dans les années 1960-1970. « Un projet autoroutier était à l’étude dans cette partie arborée de la ville, dont les parcs ont été aménagés sous le règne de Léopold II, au début du XXe siècle. Les Bruxellois sont très attachés à leurs espaces verts et ils n’avaient pas hésité à se révolter contre ce projet destructeur », explique le biologiste bruxellois.

Le pont des écureuils

Si le chantier n’a jamais eu lieu, grâce à la mobilisation populaire, de nombreux axes routiers et ferroviaires cisaillent néanmoins la ceinture verte. Nous arrivons à l’extrémité occidentale du parc Roi-Baudouin. Une large artère le sépare des marais de Jette-Ganshoren, qui s’étendent à l’ouest. Une 2×2 voies et une ligne de tram créent une barrière de 60 m de large, qui s’avère difficilement franchissable pour la faune terrestre.

Mathias Engelbeen et son équipe étudient de près cet endroit pour savoir comment aider les animaux à se frayer un passage vers la riche zone humide voisine. Le biologiste pointe le doigt vers le ciel. Au-dessus des voies de circulation, une étroite passerelle miniature relie la canopée des châtaigniers qui se font face de part et d’autre sur les bas-côtés.

À quoi sert-elle ? « Il y a beaucoup d’écureuils roux dans les arbres du parc. On a donc créé un écopont à 5 m de hauteur au-dessus des voitures. » Si d’autres équipements de ce type sont installés dans la métropole, Mathias Engelbeen n’a jamais vu le petit acrobate roux traverser par ici. « On dépasse peut-être la largeur maximale pour eux sur ce genre d’aménagement. »


« Il y a beaucoup d’écureuils roux dans les arbres du parc. On a donc créé un écopont à 5 m de hauteur au-dessus des voitures. »
© Camille Belsoeur / La Salamandre

De l’autre côté, le marais classé zone Natura 2000 pour sa biodiversité foisonnante offre un décor différent. Ici, la gestion de la nature est plus lâche. L’herbe n’est pas tondue et du bois mort s’amoncelle dans les bosquets. Un geai farfouille la litière. Il en ressort un gland et garrule pour fêter sa trouvaille. Le train qui passe à quelques dizaines de mètres de là, sur le rail qui mène vers Liège, couvre cependant presque totalement sa vocalise.

Il y a quelques années, les habitants – et les animaux – pouvaient encore traverser la voie ferrée sur plusieurs passages à niveau. Mais à la suite d’accidents réguliers, les autorités ont fait le choix de poser des clôtures tout le long des rails. En compensation, deux passages souterrains pour piétons ont été creusés.

« On a créé un écopont à 5 m de hauteur au-dessus des voitures »

En parallèle de ces ouvertures, des tunnels à faune, de 0,5 m de diamètre ont également été ouverts. « Maintenant, à Bruxelles, quand une nouvelle voie est aménagée, il y a systématiquement quelque chose qui est fait pour la biodiversité. Certains animaux, comme le blaireau, préfèrent des passages petits et étroits à des tunnels plus larges. »

Du crottin pour la couleuvre

Les barrières construites le long de la voie ferrée sont aussi surélevées de 10 cm par rapport au sol pour laisser passer la petite faune. La couleuvre à collier s’est installée récemment sur les rives d’un plan d’eau en contrebas de la ligne de train.

« Elle est probablement arrivée ici par un déplacement de compost », dit le biologiste. Les employés municipaux en prennent soin. Ils laissent des tas de fauches pour que le reptile y trouve abri. Du crottin est parfois ajouté pour augmenter la température à l’intérieur des monticules. Au grand plaisir de la couleuvre.

Nous arrivons à la limite du marais. La vie s’active. Une abeille sauvage toute poilue butine un cirse maraîcher. Un pouillot véloce chante dans un peuplier et un pic épeiche s’envole des branches d’un saule. Cette nature qui s’ébat cohabite avec la ville.


Les employés municipaux en prennent soin des couleuvres. Ils laissent des tas de fauches pour qu’elles s’abritent.
Flickr / CC BYSA 2.0 / Bernard DUPONT

En arrière-plan, la cime des immeubles apparaît au-dessus de la végétation. Mathias Engelbeen se délecte du moment et apprécie que les efforts fournis paient. « On voit des progrès notables : à chaque aménagement, la faune s’installe. Mais c’est multifactoriel. Les espèces profitent aussi de la fin de l’usage de pesticides, de la fauche différenciée… Dans le dernier atlas de répartition des espèces, on a relevé la présence de davantage de papillons de jour. On voit par exemple revenir le nacré de la ronce. »

Mais pour permettre au vivant de recoloniser la ville, il est nécessaire de mieux connecter celle-ci avec les espaces naturels des alentours. Et Bruxelles bénéficie de la présence toute proche de l’une des plus vastes forêts périurbaines d’Europe, le massif de Soignes, situé au sud de la ville.

C’est depuis ce poumon vert que le renard roux s’est par exemple lancé à la reconquête de la capitale belge dans les années 1980. À l’époque, profitant de l’interdiction de la chasse en Région de Bruxelles-Capitale, les premiers canidés ont été remarqués dans les quartiers résidentiels jouxtant la forêt. Progressivement, certains individus se sont dispersés jusqu’à la ville proprement dite où ils ont trouvé suffisamment de nourriture, de quiétude et de congénères pour s’y établir et s’y reproduire. Entre 2001 et 2017, la présence du renard a été cartographiée : le carnivore occupe désormais 82 % de l’aire urbaine.


« On avait fermé de manière temporaire une petite route. On ne l’a jamais rouverte après avoir constaté le bénéfice en matière de quiétude pour ce pan de forêt », raconte Stéphane Vanwijnsberghe.
© Camille Belsoeur / La Salamandre

Mais pour que le vivant pénètre la jungle de béton, la nature qui entoure la cité doit être en bonne santé. Or, la forêt de Soignes ressemble à un puzzle en mauvais état. Dans un article paru dans la revue Forêt.nature, trois naturalistes belges racontent comment le visage de cette région boisée a changé depuis le XVIe siècle.

Les dégâts de l’automobile

En moyenne, une nouvelle voie de communication a été bâtie tous les cent ans à travers les hêtres. Mais ce n’est qu’au XXe siècle que la circulation a vraiment fragmenté la forêt avec l’avènement de l’automobile. « On assiste ainsi, dans les années 1950 à 1970, à l’aménagement du contournement de Bruxelles et de l’autoroute E411. La multiplication des voies de communication et surtout leur élargissement parcellisent Soignes au point qu’elle ne forme plus vraiment une forêt, mais plutôt une collection de bosquets entre lesquels les contacts indispensables à la vie deviennent impossibles », peut-on lire.

La chaussée de la Hulpe, une route nationale qui serpente à travers Soignes, représente ainsi un obstacle presque infranchissable pour de nombreuses espèces. Environ 25 000 véhicules s’y engagent quotidiennement. Une cohorte d’études scientifiques montre qu’à partir de 10 000 véhicules par jour une route devient infranchissable pour la faune terrestre, mais certaines espèces seront bloquées à un seuil inférieur. Par exemple, avec moitié moins de circulation, les chevreuils ne traversent déjà plus.

Dans la forêt de Soignes, cette population d’herbivores est justement en baisse. Depuis 2008, un suivi scientifique est effectué. Le nombre de cervidés observés par kilomètre carré a chuté de 1,07 à 0,6 sur la période. Selon les biologistes, les causes les plus probables de ce déclin récent sont le trafic automobile et le dérangement des animaux par le public. Deux millions de personnes se baladent chaque année entre les hêtres bruxellois.


Dans la forêt de Soignes, la population de chevreuils est en baisse. Les causes les plus probables de ce déclin récent sont le trafic automobile et le dérangement des animaux par le public.
Adobestock

Aujourd’hui, l’enjeu principal est donc de mieux connecter les différentes parcelles de Soignes pour permettre aux populations animales qui le peuplent de se relier les unes aux autres, tout en préservant des zones de tranquillité pour la biodiversité face à l’explosion des loisirs en extérieur. C’est le travail quotidien de Stéphane Vanwijnsberghe, chef de sous-division Forêt & Nature à Bruxelles Environnement.

Neige bienfaitrice

En début d’après-midi, il m’a donné rendez-vous sur un parking situé à l’entrée d’une route forestière qui s’enfonce entre les arbres. Une barrière interdit l’entrée aux automobilistes. « En 2000, un gros épisode de neige s’était abattu sur la région. On avait fermé de manière temporaire cette petite route. La neige a fondu, mais on n’a jamais rouvert la route après avoir constaté le bénéfice en matière de quiétude pour ce pan de forêt », raconte Stéphane Vanwijnsberghe.

À bord de son 4×4 aux couleurs de Bruxelles Environnement, il emprunte un autre chemin goudronné qui a été interdit aux véhicules privés. Nous nous enfonçons vers le cœur des bois. Soignes est recouverte à 80 % de hêtres.

Dans cette futaie dite cathédrale, la luminosité est faible. Dans la pénombre, à quelques mètres de la chaussée, un rapace s’envole d’une branche. Difficile de distinguer autre chose qu’une silhouette fugace. Peut-être un autour des palombes, qui affectionne ce genre de milieu. Il peuple en tout cas ces bois et jouit lui aussi du calme qui règne ici.

Encore cinq minutes à observer défiler le paysage, et nous arrivons à une nouvelle barrière. Derrière, un axe routier très fréquenté longe la lisière de Soignes. La banlieue pavillonnaire lèche presque les racines des arbres. « Les entreprises immobilières ont un appétit grandissant. On constate que le bâti est de plus en plus proche des lisières. Il y a un isolement croissant des habitats », dit Stéphane Vanwijnsberghe.

« On constate que le bâti est de plus en plus proche des lisières »

Pour donner forme à une trame verte entre les pans de forêt isolés les uns des autres, deux écoponts ont été construits en 2012 et 2017, au-dessus de quatre voies ferroviaires qui tracent un sillon large d’une centaine de mètres au milieu de la forêt. Les chevreuils les ont adoptés. Et sous l’une des autoroutes de l’agglomération, le chef de sous-division se gare pour me montrer comment un parking a été remplacé par un large passage souterrain apprécié des mustélidés.

Puis, il dresse un bilan de son travail de fourmi, conscient de la difficulté de préserver une place au vivant face au bulldozer urbain.

« Je travaille ici depuis 1997. J’ai vu une augmentation des petites actions insidieuses qui morcellent toujours plus le territoire, comme au niveau du contournement de Bruxelles ou de l’aménagement du RER. On a quand même obtenu des compensations, mais on n’a pas de chiffres pour savoir si ces compensations ont pu permettre de maintenir des connexions de même qualité entre parcelles. Tout le défi, c’est de faire de cette forêt proche de la ville un espace plus sauvage. »


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